Nous nous donnons pour objet, dans cet article hybride et inhabituel, un tour d’horizon anthropologique de la Pologne.
Notre savoir ethnographique
« Un pays corrompu », « un pays d’alcooliques », « une théocratie ultra-catholique », « un protectorat américain », « une colonie allemande », voire carrément « un pays froid » … Nombre de nos érudits peuvent aussi se vanter sans complexes d’avoir lu des essais d’anthropologie au sujet du fameux plombier, mais il faut bien le reconnaître : malgré notre savoir déjà fort vaste, nous prenons encore part à une sorte de processus d’apprentissage. Nous avons ainsi découvert l’existence de l’Ukraine dernièrement (un peu par hasard et à la faveur de circonstances assez extravagantes mais peu importe), à laquelle nous avons même pris un intérêt particulièrement vif. On croit le connaître, mais on ne le connaît pas : le sujet de notre étude est un pays exotique, lointain et inconnu. C’est Alfred Jarry qui avait raison : « la Pologne, c’est-à-dire nulle part ». Nous voyons encore l’Europe Orientale comme une sorte de marche frontière entre l’Europe de l’Ouest et les grands empires asiatiques, qui donnèrent tant à rêver à plusieurs générations de nos aventuriers, en distribuant dans certains cas bien du caviar. La partie du continent européen encastrée entre l’empire sidérurgique allemand et la station-service russe n’a pas produit d’effet particulièrement brillant sur notre imagination. Notre imaginaire collectif ne la flatte pas, mais peut-être fut-il oblitéré. Un seul exemple : le capitaine Nemo aurait dû être Polonais, or l’éditeur de Jules Vernes ne voulut pas courir le risque de froisser le nouvel allié moscovite de la France. Ce fut le début d’un long calvaire et la cause d’un retard analytique dramatique pour les ethnologues français se donnant pour objet l’étude des peuples du continent européen.
L’animosité locale
En tant que Franco-Polonais ayant infiltré depuis sa naissance chacune des deux cultures au point de posséder deux personnalités interchangeables, j’entends tout et je sais tout ; rien ne m’échappe ni ne peut m’échapper. Je peux vous dire comment les Polonais nous perçoivent. Il y a deux choses : la France du piédestal historique d’un côté, et la France contemporaine perçue comme défroquée de l’autre. Ces deux visions transcendent les lignes de fracture de la vie politique polonaise et on les trouve chez chaque Polonais qui a eu affaire à la France, de près ou de loin. Il y a d’une part une fascination pour ce que représente la civilisation française et, d’autre part un rejet, voire carrément une hostilité vis-à-vis de certaines différences civilisationnelles profondes. Les Polonais sont en principe particulièrement accueillants, mais savent aussi se montrer détestables dans le cas où leur appréhension de l’étranger prend le dessus. Il a donc pu m’arriver, lorsque j’étais encore perçu comme travaillant pour les intérêts coloniaux français, de recevoir des remarques fort désobligeantes. Le cas le plus détraqué fut un pauvre type qui ne m’a pas salué le jour où je suis arrivé en tant que stagiaire dans son équipe. Il ne m’a jamais adressé la parole de lui-même pendant six mois, me gratifiant simplement d’un « dégage » à la bonne franquette au moment de mon départ. Ça arrive. D’autres gens se sont demandé s’ils n’allaient pas me défenestrer (pratique fréquente chez les peuples d’Europe centrale). Ces comportements cocasses peuvent prêter à rire, mais il a tout de même fallu que je me demande d’où une animosité aussi étrange pouvait provenir. La cause la plus apparente est certes la « trahison » de la France en 1939, qui avec le Royaume-Uni décida lors de la conférence d’Abbeville du 12 septembre de rompre ses engagements internationaux et de ne pas mener de vaste offensive contre l’Allemagne. Les Polonais s’en souviennent très bien, voire beaucoup trop bien… Cette explication n’est cependant pas suffisante pour comprendre la profondeur véritable du fossé qui sépare les deux pays et qui est bien plus ancien : il faut encore connaître la psychologie collective du peuple polonais et les différences fondamentales qui distinguent la nation polonaise de la nation française. L’emplacement cognitif réel de la Pologne se situe en effet à bien plus que 1000 kilomètres de la frontière française.
L’histoire franco-polonaise
Il convient de constater que l’histoire franco-polonaise a été totalement oubliée et que les liens entre les deux pays sont en lambeaux depuis fort longtemps. Rares sont ceux qui maîtrisent les deux cultures et peuvent se consacrer au travail harassant de reconstruire les relations. Pourtant, il y a dans notre histoire commune de quoi susciter bien de l’étonnement. J’ai parfois l’impression de vivre dans une sorte de crypte encombrée de sarcophages. J’en dépoussière parfois de fort intéressants, comme celui d’un certain capitaine de Gaulle, qui vint en Pologne en 1919 et y resta pour l’assister lors de la guerre Polono-Bolchévique. Personne ne sait rien à ce sujet, en règle générale. Or ce fut une expérience absolument cruciale pour le murissement de la pensée géostratégique du Général de Gaulle. Ce fut sa grande expérience internationale de l’entre-deux guerres. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir ce genre de sarcophage chez soi.
Le grand désastre fut la disparition de l’élite francophone polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, et ceci à double titre : la Pologne perdit son élite et elle perdit aussi son contact avec la France. Avant l’alliance russe, la Pologne était le partenaire principal de la France en Europe centrale dans son combat vital pour juguler les élans déstabilisateurs des monarchies germaniques. La place Stanislas à Nancy, Jean Potocki, Frédéric Chopin, Alexandre Walewski, Marie Skłodowska-Curie, Guillaume Apollinaire, les Poniatowski ou encore Nathalie Kosciusko-Morizet ne sont en rien des hasards. Le roi Stanislas découvrit la soupe à l’oignon et inventa le baba au rhum… Chopin apporta sa musique à Paris à un moment où la France n’avait aucun grand compositeur et où les oreilles françaises végétaient. Józef Poniatowski fut le seul maréchal d’empire étranger. La bataille de Somosierra compte parmi les plus hauts faits d’armes de l’Empire. Alexandre Walewski, éduqué en Pologne avant de partir pour la France à son adolescence, fut le fils de l’Empereur qui connut le plus grand succès. Il devint ministre des affaires étrangères de son cousin et supervisa les aspects diplomatiques de la guerre de Crimée, où l’Empire français écrasa la Russie. Jean Potocki écrivit un des premiers chefs d’œuvre de la littérature fantastique française : le manuscrit trouvé à Saragosse.
La France, elle aussi, fit beaucoup pour la Pologne. Après le premier empire, il y eut encore le soutien du marquis de Lafayette à la cause polonaise ou l’envoi massif d’officiers français en Pologne lors de la guerre polono-bolchévique, avec envoi d’armes et soutien financier. Ferdinand Foch fut aussi fait maréchal de Pologne. Le jeune capitaine De Gaulle, déjà mentionné, resta deux ans en Pologne et écrivit un texte fondateur de sa pensée stratégique, l’Alliance franco-polonaise, en 1919, qui promouvait la Pologne comme assurance-vie contre l’hégémonie germanique en Europe continentale et rejetait un rapprochement avec la Russie, la concevant comme partenaire indispensable à l’Allemagne pour maintenir un contrôle commun sur les nations d’Europe centrale. Tout cela fut oublié, effacé, et la Russie devint l’interlocuteur principal de la France en Europe Orientale.
La politique de la France en Europe orientale
Beaucoup de Polonais se sentiraient choqués en lisant cela, mais lorsqu’on raisonne en termes de géopolitique pure, il est inadéquat d’imputer à la France une faute, ou même une erreur de jugement, pour avoir choisi la Russie comme interlocuteur principal à l’Est de l’Europe : il est en effet logique qu’un État puissant privilégie les relations avec d’autres États du même acabit, et laisse de côté ceux dont le statut s’est effondré et dont l’élite compétente a disparu. La Russie semblait donc un état puissant, pourvu d’une stabilité politique et d’une administration de niveau passable dans les domaines politique, économique, militaire, informationnel et culturel, naturellement susceptible d’offrir des partenariats d’une envergure supérieure à ceux offerts par des États plus faibles et fatalement sous influence étrangère.
La France omit cependant de s’apercevoir que les données de la géographie continuèrent à évoluer au cours des trente années subséquentes à l’effondrement de l’Union soviétique… Elle avait raison de rechercher un partenaire puissant ; seulement la Russie n’était plus ce qu’elle fut jadis, en dépit des rodomontades désespérées de son dirigeant. La Pologne en revanche, malgré des influences extérieures persistantes, sut opérer un changement de direction, en commençant à se forger une volonté souveraine. Cela put surprendre. Bien que cette volonté souveraine ne se manifestât pas constamment d’une manière précise et que des ingérances bien connues continuassent à prévaloir parfois, les pays d’Europe orientale surent développer un poids économique et politique tout à fait nouveau, devenu même concurrent de celui de la Russie. Ces pays disposent d’une conscience très aiguë de leur souveraineté défensive et militaire ; il est maintenant difficile d’outrepasser leurs intérêts, voire tout à fait inutile d’en traiter avec les puissances régionales que sont l’Allemagne et la Russie, étant donné qu’elles ont aujourd’hui beaucoup plus de mal à les contrôler. Pour ce qui est de la Russie, son emprise fut tout à fait destituée ; même si elle put encore s’appuyer pendant un certain temps sur les élites issues du communisme, celles-ci se dénaturèrent et s’érodèrent au fil du temps. Les pays d’Europe orientale sont encore trop souvent réduits à des ex-satellites de l’URSS, et leur développement, que nous connaissons très bien en termes économiques, semble ignoré pour ce qui est de ses corollaires politiques. Cette vision condescendante persiste car elle est ancrée dans quelque chose de bien plus profond que les contingences géopolitiques des dernières années voire du siècle dernier : elle s’incruste dans des strates très profondes d’une certaine histoire européenne qui a toujours été inaccessible à notre entendement.
Une contrée sauvage
La plus grande différence entre la France et la Pologne est que l’histoire de la Pologne ne commença qu’il y a mille ans. Le peuple principal qui peupla la France, c’est-à-dire le peuple celte, y apparut il y a 4500 ans. C’est une branche de la famille indo-européenne, qui compte deux branches. La deuxième branche, ce sont les slaves. D’une manière générale et pour ne rester qu’à la surface de la génétique (celle-ci étant un aspect fondamental de l’anthropologie qu’il serait déplacé de ne pas prendre en compte), les Indo-européens s’identifient comme un groupe génétique du chromosome Y qu’on appelle R1 ; les Celtes sont une subdivision de ce groupe qu’on appelle R1B et les Slaves R1A. Or, les R1A parvinrent en Europe beaucoup plus tard, et les Polonais en particulier, c’est-à-dire les anciennes tribus léchites qui peuplent encore aujourd’hui le territoire polonais, y apparurent au cours du premier millénaire après Jésus-Christ, on ne sait trop quand. À ce moment, il y avait donc déjà 3000 ans que les Celtes avaient développé leur mainmise sur le continent par la construction de villes, d’infrastructures (rudimentaires certes), et la formation d’une culture peut-être plus adaptée à l’environnement européen, plus confortable que celui des rudes steppes de la Transoxiane et autres territoires ouverts à tous les vents. Cet environnement cloisonné permit certainement un développement plus efficace que les steppes de l’Asie où se trouvaient les populations slaves.
Tout cela fit qu’au moment où la Pologne commençait à construire son État, c’est-à-dire au XIe siècle après Jésus-Christ, le degré de développement de la région correspondait à peu près à celui de la Gaule 500 ans avant Jésus-Christ. Les premières places fortes polonaises ébahissent par leur étroitesse et leur modestie, un peu à la manière dont les proportions risibles des ruines de Mycènes peuvent étonner le lecteur de l’Iliade conscient que le roi Ménélas était le plus puissant des Achéens. Le château de Czersk au sud de Varsovie, forteresse des ducs de Mazovie achevée au XVème siècle, résume bien cette impression. Aucun standard français n’en ferait le château d’un prince prétendant au titre de duc. Il s’agirait plutôt du château d’un vicomte ou d’un baron : il n’a que trois tours et deux pièces principales dans la plus grande, devant mesurer chacune à peu près 20 mètres carrés en tout et pour tout : l’une était la chambre, l’autre était la salle de réception. Dans la cour, il n’y avait la place que pour mettre peut-être une petite étable avec sept ou huit chevaux, un baraquement pour un forgeron et quelques autres infrastructures du même type. On s’imagine aisément les conditions du reste du pays : des bourgades plus que des villes, des routes de boue, des marais et des forêts partout. Certains parcs naturels de la plaine polonaise sont encore des merveilles dont le nord industrialisé et labouré depuis des millénaires de la France n’offre pas l’équivalent : en particulier la forêt primaire de Białowieża, la forêt de Tuchola, la Mazurie, le parc d’Ojców, ou encore l’île de Wolin.
L’auto-marginalisation
Outre cette désynchronisation dans le cycle du développement, bien qu’au centre du continent européen sur le plan géographique, la Pologne se trouva assez rapidement après son apparition excentrée et marginalisée. La cause de ce malheur est mal comprise. Les Polonais se conçoivent comme des victimes injustement agressées par des empires sans foi ni loi. La réalité est moins indulgente : les forces centrifuges et anarchiques qui travaillaient l’élite polonaise depuis son apparition eurent raison d’elle d’abord sur le plan intérieur et ensuite sur le plan extérieur. Les partages successifs de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle ne furent que le résultat d’un long processus de pourrissement et d’enlisement des institutions polonaises, allant de pair avec une décadence du sentiment national.
La Pologne semble être un pays extrêmement nationaliste. En vérité, la situation est nettement plus complexe. Le nationalisme que l’on perçoit correspond surtout à la virulence du camp nationaliste plutôt qu’à son analyse du monde, car il s’exprime plus fort qu’il ne comprend véritablement des mécanismes de la souveraineté. Quant au reste de la population, il n’y comprend rien ou pas grand-chose.
L’affaissement des institutions
L’abaissement progressif des institutions polonaises commença avec la mort sans héritier du dernier roi de la dynastie Piast en 1370. En perdant sa dynastie nationale, la Pologne perdait ce qui aurait dû être l’équivalent de nos Capétiens. Curieuse histoire que celle de la mort sans héritier de Casimir III le Grand. Ce fut un acharnement du sort comme il n’en arrive jamais ; une véritable malédiction. Casimir le Grand eut quatre épouses, se rendant deux fois coupable de bigamie dans des conditions à la légalité discutable… Aucun de ces mariages ne lui donna d’héritier mâle. Un cinquième mariage put être préparé mais il rata en raison de la mort précoce de la promise. Comble de la malchance, les nombreuses maîtresses du roi lui donnèrent un nombre incalculable de fils. Ce roi qui avait consolidé les institutions de la Pologne comme presque aucun autre avant lui, car on lui doit notamment la fondation de l’université Jagellon, la fortification de 56 places fortes, une tolérance inédite jusqu’alors en Europe accordée à la communauté juive, un libéralisme exceptionnel quant aux droits des paysans, devait laisser un état puissant à des gens qui n’y comprendraient pas grand-chose. Une Pologne gouvernée à la Capétienne eût pu devenir la France de l’Europe centrale. Elle devint une sorte de conglomérat d’intérêts oligarchiques et individuels, détachés de leur identité nationale au fil des siècles qui suivirent.
La noblesse se mit à élire ses rois dès la mort du dernier Piast, fait souvent méconnu des Polonais eux-mêmes. L’union personnelle entre la Pologne et la Lituanie ouvrit durablement la voie à une gouvernance transnationale du royaume de Pologne. Ladislas II Jagellon (1386-1434), malgré son talent politique, sa compréhension des intérêts polonais et son gouvernement équilibré, fut perçu comme un élément étranger douteux par la noblesse polonaise, après le souvenir que laissa à celle-ci le règne court et insatisfaisant de Louis Ier de Hongrie. Ladislas dut accorder à la noblesse, en compensation de la participation de celle-ci à certaines expéditions militaires, des privilèges qui visaient à protéger les intérêts nationaux en renforçant les institutions locales, mais qui simultanément affaiblissaient gravement les institutions centrales. Le gouvernement d’un roi étranger faisant très bien les intérêts de la noblesse polonaise sur le plan intérieur, commença un processus de vente de la monarchie polonaise. Outre la diminution des impôts royaux et l’augmentation des impôts seigneuriaux sur les paysans, des dédommagements devaient être versés par la Couronne pour toute perte subie par un noble au cours d’une expédition militaire en dehors du territoire polonais. Cela tuait dans l’œuf toute possibilité de conquête et même de guerre préventive voire défensive à l’étranger.
L’aristocratie polonaise se mit à vendre systématiquement son pays en échange de nouveaux privilèges. Pour se faire élire, chaque nouveau roi Jagellon devait offrir de nouveaux privilèges à la noblesse. Il est important de noter que la dynastie Jagellonne est perçue par les Polonais de manière positive, car ces rois surent développer la puissance internationale du royaume de Pologne. En revanche il est rarement mentionné que cela se fit en contrepartie de politiques intérieures désastreuses. En gavant sa noblesse et en devenant une monarchie parlementaire aristocratique dès le XVème siècle, la Pologne devint la grande caserne de la plaine nord-européenne, en mesure d’aligner une cavalerie puissante et pleinement engagée, mais au prix d’une saignée des autres organes de son tissu social. Le statut de Piotrków, accordé par Jean I en 1496, était ainsi particulièrement catastrophique : il exonérait la noblesse des droits de douane, restreignait la sortie des serfs de leur village à une seule par an, et interdisait à la bourgeoisie l’acquisition de terres ainsi que l’accès aux hautes fonctions administratives, universitaires et religieuses.
Ces intérêts oligarchiques à la rapacité débridée finirent, deux siècles plus tard, comme nos Frondeurs, par se liguer avec les puissances étrangères contre l’état central. Leurs appétits dévorèrent le développement économique de la Pologne. Le couronnement du travail de sape de l’intérêt général public polonais par les monarques lituaniens eut lieu avec leur disparition elle-même, car la coutume d’élire un roi lituanien allait laisser sa place à celle d’élire n’importe qui. Le système politique polonais allait alors s’enfoncer dans l’aberration pure et simple. Toute la paradoxale faiblesse du nationalisme polonais s’enferme dans ce point : les Polonais même les plus a priori réactionnaires, les plus chauvins et les plus « à droite » sont capables de défendre ce système qui pour aucun Français n’a de queue ni de tête. Imaginez un royaume franco-anglais et ensuite un royaume franco-anglais gouverné par un prince allemand… On peut même entendre, dit avec aplomb et fierté nationale, que couronner des étrangers permettait des alliances fort utiles avec des puissances étrangères, d’une façon comparable au système des mariages dynastiques prévalant dans le reste de l’Europe. La différence est évidemment que le mariage était une alliance et non l’abandon de la plus haute fonction de l’état à un élément halogène. L’erreur eut pu être réparée, car venant à leur secours malgré lui, notre bon Henri III gratifia immédiatement les Polonais d’une leçon qu’ils ne comprirent malheureusement pas. Premier roi élu pour succéder aux Jagellons, il eut la bonne idée de s’enfuir pour monter sur le trône de France après quelques mois seulement de grasses matinées à Cracovie, sans préavis de départ et en emportant la vaisselle. Cette expérience quelque peu décevante ne sut pas détourner la noblesse polonaise pour autant du génie de son régime politique. Les mauvaises expériences d’un type semblable allaient malencontreusement se multiplier.
La destruction des institutions
L’introduction de la pratique du Liberum Veto aux alentours de 1652 (car en doit polonais il est difficile de dater les choses, vu l’imprécision des phénomènes qu’il produit) paralysa pour toujours les institutions polonaises. Chaque membre de l’Assemblée de la Noblesse pouvait bloquer des propositions de loi indéfiniment. Il est amusant de noter que les Polonais attribuent plus facilement la disparition de leur état à leurs magnats qu’à la rapacité anarchique de la petite et moyenne noblesse. Cette noblesse qui s’est fondue dans la population imprègne encore fortement la nation polonaise par sa culture et sa mentalité qui pourrait être qualifiée d’ontologiquement ultralibérale. Elle était beaucoup plus présente qu’en France, étant donné qu’elle représentait pratiquement 10% de la population, constituant ainsi un effectif cinq fois supérieur. Bien qu’elle eût lutté ensuite pour l’indépendance de son pays, la descendance de la noblesse polonaise n’a en rien renoncé à sa lutte pour les libertés individuelles contre des institutions centrales, c’est-à-dire à son inhérente propension à l’anarchie. Elle n’a pas non plus renoncé à son mépris pour ces institutions centrales. Des choses aussi simples que la comptabilité opaque des entreprises polonaises ou ce que nous appellerons, pour ne fâcher personne, la légèreté du droit polonais, en témoignent assez bien. Encore aujourd’hui, on entend des plaidoyers d’indulgence en faveur du Liberum Veto, censé être une sorte de blocage salutaire en cas de corruption massive de la noblesse polonaise. Ne riez pas : on partait ainsi du principe que tout le monde était corrompu. De cette manière, si toute la noblesse était corrompue, un seul noble, une âme brillante, intelligente et intègre, pouvait s’opposer à la destruction de la nation. La beauté intellectuelle de l’idée ainsi sa pureté morale continuent à fasciner. Comment peut-on supposer qu’il soit plus facile pour une majorité d’être corrompue que pour un seul individu ? Ce dernier était alors, par un curieux mécanisme éthique, placé au sommet de la hiérarchie des structures sociales.
La chute et le désastre
Après un XVIIe siècle désastreux, éclairé de quelques coups d’éclat dans l’obscurité, la Pologne devint l’ombre de ce qu’elle fut au Moyen-Âge et pendant la Renaissance. La Russie pouvait désormais en tirer les ficelles. Le dernier roi de Pologne, Stanislas August Poniatowski, fut choisi par la tsarine Catherine II pour ses qualités personnelles : elle savait que son ancien amant ne vaincrait pas la faiblesse naturelle de son caractère et s’inclinerait devant toute injonction quelque peu violente, voire armée. Le roi Stanislas, bien qu’éclairé, patriote et plutôt compétent, se révéla à la hauteur des attentes de sa puissante protectrice. On lui doit notamment le superbe Palais sur l’eau dans le parc des Bains Royaux de Varsovie, ainsi que la Constitution du 3 mai 1991, qui fut la première constitution moderne au monde, après celle des anciennes colonies anglaises d’Amérique Septentrionale. Toutefois le coup de grâce allait logiquement être porté par la trahison de l’aristocratie polonaise elle-même. Une bonne partie d’entre elle rejetait le renforcement du pouvoir royal institué par la nouvelle Constitution. Ce groupe puissant se réunit au sein d’une confédération et demanda l’intervention militaire de la Russie, qui, avec toutes les forces de l’inertie et la bénédiction de l’Église catholique autant polonaise que romaine (oui vous avez bien lu), écrasa les troupes royales. Le roi lui-même, sorte de Louis XVI oriental, se rallia à la confédération dans l’espoir de conserver sa couronne. Ses espoirs furent déçus : la Russie trahit ses engagements et la lui enleva, car elle avait déjà le caractère peu fiable qu’on lui connait aujourd’hui.
L’apocalypse
Ainsi disparut l’état qui avait eu le mérite de stabiliser et d’ordonner la majeure partie de l’Europe centrale pendant quatre siècles, malgré ses nombreuses déficiences. Était-ce inéluctable ? La trajectoire dans laquelle s’engagea la Pologne avec la fusion lituanienne, concrétisée en 1569 par l’Union de Lublin (qui créait un seul état appelé République des Deux Nations), ouvrit la voie à un système supranational de gestion de la région. Aucun des efforts déployés par les Polonais par la suite ne put jamais leur rendre ce qu’ils s’étaient si savamment appliqués à perdre. Une pensée politique nationaliste se développa au cours du XIXe siècle qui refonda la Pologne sur des principes sains au sortir de la première guerre mondiale. L’issue de cette guerre fut une sorte de miracle pour la Pologne, dont le combat pour l’indépendance avait pris auparavant une tournure désespérée. L’implosion de l’Empire russe et l’écrasement de l’Allemagne lui laissaient le champ libre pour rétablir sa zone d’influence. Ceci fut de courte durée et ce qui avait été reconstruit fut encore une fois détruit par la Russie et l’Allemagne qui prirent une revanche d’une monstruosité aux proportions cosmiques sur leurs récentes déconvenues. L’Allemagne planifia l’annihilation totale du peuple polonais. Elle s’y engagea solidement. Elle eut le temps d’exterminer 3 millions de juifs polonais et 3 millions de polonais non juifs. Les organisations criminelles allemandes et soviétiques exécutèrent près de la totalité de l’élite polonaise. Ces exécutions systématiques se chiffrent en centaines de milliers de morts ; presque toute l’élite polonaise fut supprimée. Je vous épargne le récit de la chape de plomb et de la destruction de la société polonaise à l’époque communiste, au moment où l’Europe de l’Ouest vivait ses trente glorieuses. Cela explique que la Pologne geût encore longtemps dans les ruines de la Seconde Guerre mondiale et qu’elle y trouve encore sur le plan de ses structures élitaires.
La résurrection
Comment se relever d’une apocalypse comme celle-ci ? On ne s’en relève pas. On peut tout au plus ressusciter. Ce fut le travail de Jean-Paul II, saint catholique polonais spécialisé dans la résurrection des états à moitié morts. Voilà pourquoi parler avec un Polonais, même aujourd’hui, comporte cette difficulté qu’il faut garder à l’esprit : on parle avec un blessé grave de l’histoire. Il est fréquent d’avoir affaire à quelqu’un qui a eu un membre de sa famille fusillé dans la rue, un autre brûlé vif, encore un autre mort d’épuisement dans un camp de travail, etc. Cela laisse de terribles souvenirs, même après plusieurs générations, beaucoup plus forts que ceux des livres d’histoire, car ceux-là s’impriment dans votre mémoire et sur votre vision du monde dès le moment où votre entendement s’éveille, c’est-à-dire au plus profond de vous-même, dans votre cadre familial, dans tout ce qui vous est le plus proche et le plus cher. Les Polonais furent, pendant plusieurs générations, élevés par des personnes dont les traumatismes se répercutaient sur eux, à commencer par l’impression d’être toujours l’objet d’attaques et de complots de toutes sortes, ce qui les conduit aujourd’hui à bien des réactions défensives, souvent justifiées, et souvent infondées. Pour ne rien arranger, les démons de leur histoire n’appartiennent pas encore à leur passé. C’est peu dire. S’il est bien un pays dont le passé n’est pas révolu, c’est la Pologne. La Russie est encore là, avec toutes les raisons que les Polonais ont de la haïr, et l’Allemagne exerce une influence tentaculaire qui ne peut qu’étonner un Français : comment le plus grand groupe de presse d’un pays de 38 millions d’habitants peut-il être détenu par un propriétaire étranger ?
Un peuple déchiré
Deux attitudes prévalent en termes de réaction à cette situation. La première attitude consiste à se laisser écraser par la montagne des catastrophes historiques et des faiblesses, en nourrissant un sentiment de honte qui pousse à mépriser sa nation, et à vouloir s’identifier à ce qu’on perçoit comme un Occident à un succès, avec tout ce que cela compte de tics snobs. On se prétend occidentalisé, meilleur, et on se détache de la Pologne. La deuxième attitude est une sorte de retranchement farouche derrière cette montagne de désastres, qu’on perçoit alors comme un monument d’héroïsme, sans en faire nécessairement l’inventaire, ni comprendre pourquoi cet héroïsme mena souvent à la ruine, voire ne fut jamais de l’héroïsme. Ces manières antithétiques d’appréhender son identité font comme éclater la nation en deux. La guerre incessante qui fut livrée à la Pologne ne lui laissa d’autre choix que cette alternative : la poursuite du combat et la lutte pour son identité ou la capitulation et l’abandon de son identité.
Les « problèmes » de l’histoire font que la Pologne est encore aujourd’hui un pays en état de stress post-traumatique. Les traumatismes non-traités de plusieurs générations de Polonais continuent à diffuser leurs effets néfastes et à se répercuter sur les générations suivantes, produisant un amoncellement de craintes et de réflexes défensifs. La politique polonaise est écrasée par cette attitude défensive qui prive le pays de bien des initiatives qu’il pourrait se donner, et les Polonais semblent incapables de penser en termes d’expansion, quelle qu’elle soit. Ils n’arrivent pas à construire leur futur sur les aspects positifs de leur histoire. Ils présentent leur pays comme un pays avant tout meurtri, ce que je fais du reste moi-même ici. C’est un aspect des choses sans lequel on ne peut comprendre la Pologne, mais il est facile d’oublier les aspects glorieux, plutôt qu’héroïques, de cette histoire, en se réfugiant dans une mentalité de victime. Or la Pologne et les Polonais sont beaucoup plus que cela. Un énorme poids leur tombe des épaules quand ils s’en aperçoivent, au soulagement aussi de leurs interlocuteurs, étant donné aussi les lamentations que cela leurs économisent d’entendre… Voilà la thématique qu’on devrait prescrire à tout le monde dès lors qu’il est question de Pologne.
Soigner un peuple en lambeaux
Pour ne donner qu’un exemple, voici comment piéger un Polonais : demandez-lui pourquoi il n’y a pas de château et de palais dans son pays. A tous les coups il répondra que tout fut détruit par les Suédois, les Allemands, voire les Russes. En fait c’est assez faux. La Pologne, pour un pays entièrement rasé, possède un nombre de châteaux tout à fait étonnant et qui regarde de haut les autres pays de la région. Le rythme des rénovations ayant accéléré ces dernières années, on découvre sans cesse de nouvelles perles qui passent du statut de ruine à celui d’hôtel de luxe. Il en est ainsi dans chaque domaine. Il suffit de commencer à l’excaver pour s’apercevoir de la richesse des vestiges. Les mathématiciens, scientifiques et ingénieurs polonais (au-delà évidemment de Marie Curie et de Newton) ont eu une influence considérable sur la culture matérielle de l’Occident. « Pourquoi la Pologne n’a-t-elle pas de grands écrivains ? ». Les écrivains Polonais ont reçu six prix Nobel de littérature… Donc autant que la Russie. Pourtant, il est peu probable que vous ayez entendu quoi que ce soit à ce sujet. Il est par conséquent fort fâcheux (voire injuste, mais je laisse cette accusation à mes compatriotes polonais épris de morale) que l’on ne puisse trouver que quelques ouvrages d’auteurs polonais sur l’étagère « Russie et autres littératures d’Europe de l’Est » de la FNAC. Cela s’applique aussi aux relations entre la France et la Pologne, espace international semblable à une lande désolée, désertique, dévastée et torturée par les vents.
Deux cultures distinctes
Les Français et les Polonais ont totalement oublié les liens qui unissaient leurs deux pays et à l’évidence les deux nations ne se comprennent pas, pour toutes les causes précitées certes, mais encore pour d’autres qui tiennent à ce que l’on appelait autrefois le « caractère des nations » et qui fut très critiqué. La vérité est tout simplement que, pour utiliser une formulation bien française : les cultures sont les cultures. Or une culture est avant tout une éducation, et les différences entre les éducations française et polonaise sont aussi concrètes que saisissantes. Elles forment ensuite deux mentalités bien distinctes. Une des choses principales qui frappent un Français quand il a affaire aux fameux slaves, c’est évidemment leurs émotions. Le stéréotype est connu, mais il se fonde sur quelques faits qu’il serait bon d’expliquer.
Le Français ne peut être que surpris car il est, comme nous savons, est un être modéré, détaché, relativement flegmatique, du moment qu’il n’est pas en présence de vin et de fromage. La seule émotion qui peut le traverser est une sorte d’exaltation, d’ambition débridée, une poursuite incandescente de mirages, une sorte de folie des grandeurs, qui explique les nombreuses mais éclatantes déconvenues de la politique française à travers les âges. La France est le pays de la déconvenue éclatante. Le Français a beaucoup en commun avec l’illuminé taoïste.
Les Polonais en revanche, sont directs et spontanés, peu contenus. Jean-Sébastien Tavernier, ancien officier de liaison auprès du Ministère de la défense à Varsovie, a noté (dans un entretien de 2007 avec Pierre Verluise pour Diploweb) que la « fragilité » de la Pologne « se trouve dans l’enthousiasme et la générosité de ce pays. Chercher le bonheur de son voisin suffit-il à faire une bonne politique ? Les Polonais réagissent souvent de manière spontanée. Si l’on compare les Français et les Polonais, ceux-ci ont tendance à réagir de manière plus rapide et généreuse que nous ». Je peux confirmer cette spontanéité. Il m’est arrivé un jour de monter dans un taxi pour entendre le chauffeur m’expliquer que son ex-femme avait confessé lors de son audience de divorce avoir été possédée par le diable.
L’éducation polonaise a quelque chose de moins rigide. Elle permet davantage à l’enfant de s’exprimer et tient beaucoup plus compte de son avis, lui laisse plus initiative individuelle, parfois trop. S’il fait une erreur, il en paie les conséquences par lui-même. Les enfants français sont nettement moins bruyants, en raison de l’usage de l’autorité plus rigide que font leurs parents. D’un point de vue polonais, ils semblent à moitié morts et en bonne voie pour devenir de bons Français théâtraux et artificiels.
Ces clivages se perçoivent aussi dans la langue. Le français aime l’abstraction, il utilise des articles déterminés, indéterminés et partitifs pour hiérarchiser le monde, pour mettre certaines choses à distance et tout diviser en deux catégories principales : ce qui est fongible, donc interchangeable, et ce qui ne l’est pas, donc ce qui est unique, qui a davantage de valeur. Il a cependant tendance reproduire l’aberration à l’infini par peur de l’autorité, ce qui explique cette quantité échevelée de lettres non-prononcées et de fantaisies orthographies, presque totalement absentes de la langue polonaise qui se borne à transcrire naïvement ce qui est dit sans créer de complications. Le polonais ne comporte pas d’articles et n’a aucune distance analytique par rapport à son environnement ; il consiste à nommer les choses de la manière la plus précise possible, donc la plus directe et la plus spontanée.
J’ai souvent constaté une fatigue des Français vis-à-vis de ce qu’ils pouvaient percevoir chez les Polonais comme un manque de maîtrise de soi et d’organisation. À l’inverse, les Polonais peuvent concevoir la sérénité tout à fait bouddhiste des Français, voire leur indifférence, comme une preuve d’arrogance qui les irrite. Les troubles psychosomatiques des deux nations sont documentés. Un manque d’organisation apparaît dans toute la structure de la société polonaise, une méfiance vis-à-vis de l’autorité et de la hiérarchie, voire vis-à-vis de la rigueur. Il serait difficile de le nier. Le mot « rigueur » du reste, chose incroyable, n’existe pas dans la langue polonaise… Elle n’en a pas l’équivalent exact. Il n’est donc pas étonnant qu’il n’existe en Pologne aucune organisation sophistiquée, en dehors peut-être de l’église catholique. L’indifférence des Français, mentionnée précédemment, se manifeste quant à elle le mieux à travers leur ignorance parfois insultante. Les Polonais peuvent trouver les Français quelque peu entravés dans leurs mouvements et leurs pensées par des cadres et des règles, voire des régulations de toutes sortes qui sont la grande spécialité de la France. Force est de remarquer que la France est un pays très ouvert sur le monde, mais dont la capacité à intéresser ce dernier est bien plus grande que celle qu’elle a de s’intéresser à lui. Quoi qu’il en soit, si certains cherchent encore l’Atlantide, la voici : elle est au beau milieu de l’Europe.