La Pologne en France: la grande éclipse

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Peu de pays ont contribué à la civilisation de la France autant que la Pologne. Aujourd’hui, pourtant, cette contribution a été presque entièrement oubliée.

Les Polonais en France constituent l’une des plus grandes communautés de la diaspora polonaise en Europe, avec entre 500 000 et un million de personnes d’origine polonaise vivant dans le pays. Cette communauté est concentrée principalement dans la région Nord-Pas-de-Calais, la métropole de Lille, le bassin minier autour de Lens et Valenciennes, et en Île-de-France.

I. Le Grand allié anti-prussien et anti-autrichien de la monarchie Française

La France et la Pologne ont longtemps entretenu des relations politiques amicales, remontant au XVIe siècle lorsque la noblesse polonaise a élu Henri de Valois (futur Henri III) comme premier monarque démocratiquement choisi de la République des Deux Nations en 1573.

Plus tard, les alliances politiques entre les rois français et polonais ont été renforcées par des mariages. En 1646, la princesse française Louise-Marie de Gonzague épousa le roi Władysław IV Waza de Pologne, puis son frère Jan Kazimierz Waza après la mort subite du premier en 1648. Une dame de sa suite, Marie-Casimire-Louise de La Grange d’Arquien, devint également reine de Pologne en épousant le roi Jan III Sobieski en 1665, le grand vainqueur de la bataille de Vienne en 1683.

Après son abdication en 1668, Jan Kazimierz Waza se retira dans la patrie de sa femme et devint abbé commendataire de plusieurs abbayes en France, où il mourut en 1672. Son magnifique mausolée, œuvre des frères Marsy, peut encore être admiré dans l’église Saint-Germain-des-Prés à Paris.

En 1725, Marie Leszczyńska, fille du roi de Pologne Stanislas I Leszczyński, épousa Louis XV. Cependant, à cette époque, la Pologne avait déjà perdu de sa grandeur, ce qui a conduit à quelques remarques controversées sur ce mariage.

Maria Leszczyńska, reine de France (1703 – 1768)

Détrôné, le roi Stanisław Leszczyński trouva refuge en France. Il devint finalement duc de Lorraine et de Bar, terminant ses jours à Lunéville en 1766, connu pour son action culturelle et son développement des arts. Il emmena avec lui de nombreux courtisans et hommes de confiance, comme Franciszek Maximilian Ossoliński, à qui il confia la gestion de ses duchés. En 1750, il fonda l’académie Stanislas, qui comprenait bientôt 160 étudiants polonais, dont certains se sont installés en France.

Stanislas Leszczynski, roi de Pologne de 1704 à 1709 puis de 1733 à 1736

Avec son architecte, Emmanuel Héré, Stanisław Leszczyński embelli Nancy en créant la place royale (maintenant place Stanislas) – classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est notamment dans ce contexte que Nicolas Chopin (le père de Fryderyk) fut recruté au service de l’aristocratie polonaise et emmené en Pologne à l’âge de 16 ans (1787).

II. Les Meilleurs alliés de l’Empire

Pendant la Révolution française et le Premier Empire (1789-1815), des milliers de volontaires polonais servirent dans les forces françaises, espérant que la jeune République française restaurerait la souveraineté polonaise. Malgré une résistance acharnée, le Royaume de Pologne disparut, partagé entre la Russie, la Prusse et l’Autriche.

Napoléon Bonaparte apparut comme le dernier monarque européen à s’allier aux Polonais dans leur lutte pour l’indépendance. En 1807, après des victoires en Prusse et en Pologne, Napoléon créa le duché de Varsovie, qui disparut après la campagne de Russie en 1812. Malgré les lourdes pertes, les unités polonaises participèrent encore à la campagne d’Allemagne en 1813.

La charge des uhlans polonais lors de la bataille de Somosierra, en 1808, compte parmi les plus hauts faits d’armes de l’Empire.

Charge de Somosierra : les Polonais s’emparent d’une batterie ennemie

La promesse de Napoléon de reconstituer le Royaume de Pologne suscita l’espoir parmi les Polonais. Cependant, la retraite de Moscou entraîna la perte de 70 % de leurs forces. Des noms polonais notables de la Grande Armée et des batailles qui eurent lieu sur le sol polonais sont inscrits sur l’Arc de Triomphe.

Józef Poniatowski : général polonais, ministre de la guerre et chef d’armée, qui devint maréchal de l’Empire françaisIl fut le seul maréchal d’empire étranger.

Après la chute de Napoléon, la plupart des soldats polonais de l’armée française rentrèrent chez eux, tandis que certains restèrent, comme l’historien et géographe Leonard Chodźko et le philosophe et mathématicien Józef Hoëne-Wronski.

Le fils de Napoléon et Maria Walewska, Alexandre Colonna-Walewski, éduqué par la partie polonaise de sa famille, devint ministre des Affaires étrangères de Napoléon III et présida le Congrès de Paris qui fit la paix à la fin de la guerre de Crimée et posa les bases du droit international moderne de la mer avec la Déclaration de Paris relative au droit maritime.

Alexandre Walewski, fils de Napoléon Bonaparte et Maria Walewska

III. La Fusion des élites

La résistance polonaise continua tout au long du XIXe siècle, avec des soulèvements infructueux conduisant à des vagues de migration vers la France, qui offrait l’asile. Cette migration était principalement composée de noblesse et d’élite intellectuelle forcées de fuir la Pologne pour échapper aux représailles des puissances occupantes. Cela a conduit à la création de plusieurs institutions polonaises en France.

Les vagues ultérieures de migration ont suivi d’autres soulèvements polonais en 1848 et 1863. Des individus notables ont participé la guerre de 1870 et à la Commune de Paris. Cependant, l’implication polonaise dans la Commune était mal vue par les autorités françaises, provoquant un changement dans les relations franco-russes et la mise à l’écart de la question polonaise.

L’élite polonaise a ainsi fusionné avec l’élite française et l’a renforcée tout au long du XIXème siècle. Certains grandes familles polonaises comme les Poniatowski ou les Kościuszko sont encore présentes dans la politique française. Un des meilleurs exemples de ce syncrétisme est sans doute Fortunat Strowski, éminent académicien et essayiste. Son père était impliqué dans l’insurrection polonaise de 1848 et son grand-père dans la légion polonaise organisée par la France en 1797. Strowski a suivi une formation brillante, obtenant plusieurs diplômes dont un doctorat ès lettres en 1898 à l’École normale supérieure. Sa carrière d’enseignant a commencé en 1888 et s’est étendue à diverses institutions dont la Faculté des lettres de Bordeaux et de Paris, ainsi qu’à l’Université de Columbia en tant que professeur d’échange. Il a également été membre du jury d’examen aux Écoles nationales d’arts et métiers, chargé de cours à HEC, et impliqué dans divers comités et sociétés littéraires. Strowski était connu pour son édition des Essais de Montaigne et a été élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques en 1926.

Vers la fin du 19e siècle, une nouvelle vague d’intellectuels, artistes et étudiants polonais est arrivée en France, dont Marie Skłodowska (Madame Curie), le financier et inventeur Jan Józef Baranowski, le politicien Zygmunt Krzyżanowski, le cofondateur du journal Le Temps Karol-Edmund Chojecki, et les explorateurs Jan Dybowski et Pierre Skawinski. Nous n’oublierons pas non plus Guillaume Apollinaire (Wilhelm Apolinary Kostrowicki).

L’Hôtel Potocki à Paris, ancienne résidence de la noble famille polonaise Potocki, construit en 1882
Id.

De nombreux artistes polonais sont venus en France pour échapper aux représailles ou pour des raisons économiques, créant une présence artistique polonaise significative en France. Après 1880, Paris est devenue la capitale mondiale de l’art, attirant de nombreux artistes polonais pour étudier et travailler. Au début des années 1900, plusieurs artistes et intellectuels polonais, dont Mela Muter, Moïse Kisling, Eugène Zak, Roman Kramsztyk et le poète Leopold Zborowski, se sont installés à Paris, s’intégrant à la vie culturelle de la ville et contribuant à son panorama artistique.

IV. Le XXème siècle : émigration économique et rendez-vous géostratégique évité

En raison d’une pénurie de main-d’œuvre en France, en particulier dans l’agriculture, les travailleurs polonais ont été recrutés pour combler ces postes, d’abord saisonnièrement puis de manière plus permanente, à la fin du 19e et au début du 20e siècle. Cet effort a cependant rencontré plusieurs défis en raison des barrières linguistiques et des différences dans les habitudes de travail. Pendant la Première Guerre mondiale, les mineurs de charbon polonais en France ont été déplacés vers des zones plus sûres dans le sud du pays. Les Polonais, étant citoyens des empires allemand ou austro-hongrois, ont fait face à des réactions xénophobes de la part des citoyens français, conduisant à l’expansion d’organisations dédiées à la protection des travailleurs polonais.

Après la Révolution russe et la fin du règne tsariste, les volontaires polonais ont pu former une armée polonaise indépendante, connue sous le nom d’Armée Bleue, en raison de la couleur de leurs uniformes. Après la Première Guerre mondiale, la France a cherché en Pologne une main-d’œuvre très nécessaire pour reconstruire son économie. En conséquence, un demi-million de travailleurs polonais ont émigré en France, en faisant la deuxième nationalité étrangère dans le pays après les Italiens.

Cependant, pendant les périodes de difficultés économiques, comme la Grande Dépression des années 1930, les Polonais ont fait face à la discrimination et ont été accusés de voler des emplois et d’être des étrangers culturels. Ces attitudes ont conduit à des lois du travail restrictives, à une diminution de l’immigration polonaise et à une augmentation des rapatriements. Le gouvernement français a même organisé des expulsions massives de Polonais pendant cette période. Cette répression a diminué avec la montée du Front Populaire en 1936.

La communauté polonaise qui s’est formée en France pendant l’entre-deux-guerres a presque complètement disparu. Comme l’a écrit Christopher Dembik en 2010 (directeur à Saxo Bank), l’État français a appliqué une répression culturelle à la communauté polonaise pour la faire disparaître :

« L’interdiction du polonais dans les cours de récréation, même dans les villes où les Polonais étaient le groupe ethnique dominant, était la règle. Pour éviter la discrimination, beaucoup ont même francisé leur nom de famille. »

Cependant, ces développements de plus en plus économiques et hiérarchiques de la relation franco-polonaise trouvaient encore un contrepoids dans la polonophilie subsistante d’une partie de l’élite française. Parmi les meilleures preuves de cette polonophilie, on compte le jeune capitaine De Gaulle qui prononça en 1919 à Varsovie une conférence intitulée « L’Alliance Franco-Polonaise ». Pour De Gaulle, il était impossible de dissocier le problème allemand du problème russe : il considérait l’Allemagne et la Russie comme des alliés naturels. Cette alliance naturelle de la Russie et de l’Allemagne, il en voyait la clé de voûte dans leur intérêt commun à opprimer les autres nations d’Europe centrale. Tirant les leçons de la grande erreur de Napoléon III, il aperçut que la domination conjointe de l’Allemagne et de la Russie sur l’Europe centrale constituait un danger de premier plan pour la France, car elle conférait à l’Allemagne des proportions qui ne pouvaient déboucher pour elle que sur la domination du continent, en réduisant la France à sa merci.

De Gaulle en Pologne, 1920

La portée de ce texte – autant que la taille de notre trou de mémoire – est telle qu’on ne peut le citer autrement que sans parcimonie :

« Dans la France [du XVIIIème siècle] comme dans la France de toujours, le parti était nombreux des hommes politiques qui refusaient, par système, toute intervention à l’extérieur des frontières. C’est l’influence de ce parti qui au XVIIIème siècle nous fit perdre le Canada et les Indes et qui nous fit refuser à la Pologne mourante tout secours sérieux. […] La France a durement payé ses négligences à l’égard de la Pologne. Elle sait aujourd’hui combien lui a coûté par la suite d’avoir laissé Berlin et Vienne détruire entre l’Europe centrale et l’Europe orientale ce contrepoids naturel au germanisme. »

« Nous voulons une Pologne forte, d’abord parce que c’est la solution de la justice. Cet État était puissant à l’époque où la rapacité de ses voisins l’a démembré, et sa puissance, il ne l’a employée en somme que contre les ennemis de la civilisation européenne, méritant ainsi de la conserver. Et puis, c’est notre intérêt national le plus évident que la force polonaise soit redoutable. L’Allemagne est battue. Mais déjà elle se redresse au fur et à mesure que s’éloignent du Rhin les armées de nos alliés anglo-saxons. D’ailleurs, il faut tout prévoir : qui nous garantit l’alliance éternelle et surtout immédiatement efficace de l’Angleterre et de l’Amérique ? Pour surveiller l’Allemagne sournoisement résolue à sa revanche, pour lui en imposer et, le cas échéant, pour la réduire encore une fois, il nous faut un allié continental sur lequel nous puissions compter en tous temps. La Pologne sera cet allié. Chaque pas en avant du germanisme vers l’Ouest est une menace pour elle, chaque avantage prussien obtenu vers l’Est est un danger pour nous. »

« Le bolchevisme ne durera pas éternellement en Russie. Un jour viendra, c’est fatal, où l’ordre s’y rétablira et où la Russie, reconstituant ses forces, regardera de nouveau autour d’elle. Ce jour-là, elle se verra telle que la paix va la laisser, c’est-à-dire privée de l’Estonie, de la Livonie, de la Courlande, de la Finlande, de la Pologne, de la Lithuanie, de la Bessarabie, peut-être de l’Ukraine, réduite en un mot aux limites de l’ancienne Moscovie. S’en contentera-t-elle ? Nous n’en croyons rien. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on reverra la Russie reprendre sa marche vers l’Ouest et vers le Sud-Ouest […]. De quel côté la Russie recherchera-t-elle un concours pour reprendre l’œuvre de Pierre le Grand et de Catherine II ? Ne le disons pas trop haut, mais sachons-le et pensons-y : c’est du côté de l’Allemagne que fatalement elle tournera ses espérances. »

« Je m’estimerai très heureux, si je puis raffermir dans votre esprit la conviction qu’en servant ici, nous servons par excellence un intérêt national. […] Chacun de nos efforts en Pologne, Messieurs, c’est un peu plus de gloire pour la France éternelle ».

Voici la logique de la politique française en Europe centrale telle que déduite du traité de Versailles. Ce traité, renforcé ensuite par l’alliance franco-polonaise de 1921, garantissait la sécurité de la France, tout comme les traités de Westphalie au XVIIème siècle. La France apportait son soutien politique et militaire à la Pologne, et la Pologne lui garantissait de juteuses concessions économiques en échange, selon un système comparable au pétrodollar.

Ce système s’effondra malheureusement lors de la signature par la France des traités de Locarno en 1925, en raison de l’absence de résistance que la France opposa aux pressions anglo-américaines visant à normaliser ses relations avec l’Allemagne. La France abandonna son architecture de sécurité européenne, perdit sa crédibilité en Europe centrale et par voie de conséquence abdiqua son statut de grande puissance. Nous savons où cela nous mena – collectivement.

L’Hôtel de Monaco à Paris, devenu ambassade de Pologne en 1936

Lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, malgré l’absence de citoyenneté française, la population polonaise en France a formé une armée polonaise de 85 000 hommes, avec les 1 500 premiers soldats arrivant en septembre 1939. L’armée polonaise a combattu lors de la bataille de Narvik en avril 1940 et de la campagne française en mai et juin 1940. Après la défaite de la France, le gouvernement et l’armée polonais ont refusé de se rendre, évacuant plutôt vers la Grande-Bretagne pour continuer le combat. De nombreux immigrants polonais en France ont également rejoint la Résistance française, formant une part importante du réseau F2, qui a fourni des renseignements précieux aux Alliés. D’autres groupes de résistance polonais étaient également actifs, notamment l’organisation polonaise pour la lutte pour l’indépendance (POWN) et le groupe de main-d’œuvre immigrante (MOI). Enfin, en juin 1940, les étudiants polonais du lycée Cyprian-Norwid à Paris ont été évacués, participant plus tard au maquis de Vercors en juillet 1944, où beaucoup ont été tués.

Carré des Polonais ayant combattu pour la France au cimetière militaire de Powązki à Varsovie

Après la Seconde Guerre mondiale, la population polonaise en France a considérablement diminué, beaucoup retournant en Pologne et d’autres devenant citoyens français. Pourtant, de nombreux soldats polonais, craignant des représailles politiques, ont cherché l’asile en France. La période de la guerre froide a perturbé les connexions entre les Polonais en France et l’Europe de l’Est, provoquant un déclin de l’immigration polonaise. Pendant cette période, le Royaume-Uni devint la destination d’émigration favorite de l’élite polonaise. Toutefois, malgré la population réduite, certains français d’origine polonaise ont préservé leur héritage culturel en France à travers la presse, les services religieux et diverses associations culturelles. Kultura, la plus importante revue littéraire et politique de la dissidence polonaise après la Seconde Guerre mondiale, a été fondée à Paris en 1946. Mais cela ne saurait dissimuler l’éclipse quasi totale que la Pologne devait subir en France.

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