L’expression française « Paris ne s’est pas fait en un jour », dans le cas de la France, est en fait est totalement inexacte… La France n’aime pas les réformes, mais lorsqu’elle prend une décision, elle devient un rouleau compresseur qui balaie tout sur son passage. On peut encore le voir aujourd’hui avec la reconstruction de Notre-Dame en un temps record.
Ce qui distingue la France de nombreux autres pays, c’est la puissance de son État et l’extrême centralisation de ses institutions. En construisant le premier État moderne d’Europe, la France s’est dotée d’outils de gestion, d’organisations et de ressources humaines qui lui ont permis de réaliser des programmes de développement d’une ambition inégalée. Le joyau de ce système est sans doute le programme nucléaire français, qui dépasse l’imagination. Seul le programme spatial américain peut rivaliser avec ce niveau de succès technologique collectif, rapide et massif. Aucun pays ne s’est engagé dans le développement de l’énergie nucléaire plus que la France.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’énergie nucléaire a suscité des espoirs pour une source d’électricité sûre, propre et abondante. Elle semblait être la solution idéale pour un pays aux ressources naturelles limitées, ayant besoin d’industrialisation et réticent à dépendre des chaînes d’approvisionnement énergétique extérieures.
Le programme nucléaire civil français est intrinsèquement lié à la pratique du plan quinquennal, caractéristique de l’économie française après la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte, les plans quinquennaux servaient d’instruments pour orienter les investissements publics et façonner la politique industrielle du pays, avec des racines dans les pratiques de planification de l’époque de Louis XIV et Jean-Baptiste Colbert. De la même manière que le Colbertisme au XVIIe siècle utilisait les ressources de l’État pour promouvoir des industries telles que la production de verre ou de tapisseries, ou pour de grands projets comme le creusement du Canal du Midi, les plans quinquennaux après la Seconde Guerre mondiale servaient à promouvoir les nouvelles technologies, industries et projets essentiels au développement du pays, qu’aucune autre entité que l’état ne pouvait faire avancer de manière efficace (plutôt qu’efficiente, mais c’est un autre débat).
Les Origines du programme nucléaire français
Avant la Seconde Guerre mondiale, la France montrait déjà un intérêt pour les recherches pionnières en physique nucléaire, qui ont jeté les bases du développement technologique ultérieur. La France a été le foyer de Marie Curie et de son mari Pierre Curie, qui ont fait des découvertes révolutionnaires dans le domaine de la radioactivité. Ces travaux, notamment la découverte du radium et du polonium, ont été fondamentaux pour comprendre la désintégration nucléaire. En continuant l’héritage scientifique de leurs parents, Irène Joliot-Curie et son mari Frédéric Joliot-Curie ont contribué au développement de la science de l’atome. En 1934, ils ont découvert la radioactivité artificielle, un pas important vers l’exploitation de l’énergie nucléaire. Bien que le principal développement technologique nucléaire ait eu lieu après la Seconde Guerre mondiale, les travaux et découvertes des années 1930 ont montré le potentiel énergétique de l’atome.
Les débuts de l’énergie nucléaire en France sont étroitement liés aux aspirations du pays après la guerre d’atteindre l’indépendance énergétique et de renforcer sa position sur la scène internationale. Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, en octobre 1945, le général Charles de Gaulle a approuvé la création du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), visant à promouvoir et développer la recherche scientifique et technologique dans le domaine de l’énergie atomique.
En 1948, la France a mis en service Zoé, son premier réacteur nucléaire. Zoé a été à partir d’avril 1948 le premier réacteur opérationnel en dehors des États-Unis et du Canada.
Dans les années 50 et 60, la France a intensifié ses recherches sur l’énergie nucléaire. En 1956, le premier réacteur de puissance, G1, a été construit par Électricité de France (EDF), l’opérateur énergétique national – suivi de deux autres réacteurs, G2 (1959) et G3 (1960). Il s’agissait de réacteurs à gaz graphite, qui, en plus de produire de l’électricité, servaient également à la production de plutonium à des fins militaires.
Le développement de l’infrastructure nucléaire civile
La construction d’EDF1, le premier réacteur civil en France, a commencé en 1957, et dans les années suivantes, deux autres réacteurs, EDF2 et EDF3, ont été construits, tous situés à Chinon. Le réacteur EDF1 a été mis en service en 1962 et a commencé à fournir de l’électricité en 1963, fonctionnant jusqu’en 1973.
En 1963, Électricité de France (EDF), toujours avec l’aide de l’agence gouvernementale Commissariat à l’énergie atomique (CEA), a lancé un projet ambitieux de construction de six réacteurs nucléaires. Ces réacteurs avaient des puissances variables – de 70 MW à 540 MW. Les trois premiers ont été construits à Chinon et désignés comme Chinon A-1, A-2, A-3. Les deux suivants ont été construits à Saint-Laurent, et le dernier, Bugey-1, a été localisé à Bugey.
Le 13 novembre 1969, à l’issue d’une réunion restreinte du conseil des ministres dirigée par Georges Pompidou, président de la France, la décision d’abandonner officiellement la technologie du réacteur « graphite-gaz » au profit de la technologie américaine des réacteurs à eau pressurisée (PWR) a été annoncée. Il s’agissait d’un changement technologique majeur pour l’industrie nucléaire en France. Les réacteurs « graphite-gaz » utilisaient du graphite comme modérateur de neutrons et du gaz (souvent du dioxyde de carbone) comme caloporteur. Le passage à la technologie PWR, où l’eau est utilisée à la fois comme modérateur de neutrons et comme caloporteur, a marqué l’adoption d’une technologie plus avancée, efficace et sûre, qui était déjà à ce moment-là le standard international. Ce sont précisément les réacteurs PWR qui sont devenus ensuite l’épine dorsale du programme nucléaire français, contribuant à son rôle de leader dans la production d’énergie nucléaire. Cette décision a permis à Électricité de France (EDF) de construire deux réacteurs PWR à Fessenheim, ce qui marqua le début de l’expansion massive de l’énergie nucléaire dans le pays.
La centrale nucléaire de Fessenheim
Le programme nucléaire français a connu une expansion significative en réponse aux crises énergétiques internationales, en particulier après la guerre du Kippour en 1973, qui a provoqué la première crise pétrolière et quadruplé le prix du pétrole. Ces événements ont mis en évidence la dépendance énergétique des pays occidentaux et accéléré les décisions d’expansion du secteur nucléaire français, connu sous le nom de « Plan Messmer ».
Le premier programme contractuel de 1974 comprenait la construction de 13 réacteurs d’une puissance de 900 MW chacun. Le plan Messmer a été mis en œuvre sans débat parlementaire ni discussion publique.
En février 1975, le gouvernement de Jacques Chirac a officiellement autorisé EDF à passer des commandes pour d’autres réacteurs nucléaires d’une capacité totale de 12 000 MW en 1976 et 1977. Entre 1977 et 1981, la France a mis en service dix-neuf réacteurs à eau pressurisée de 900 MW chacun, en commençant par Fessenheim et en terminant par Blayais. Lorsque le Parti socialiste est arrivé au pouvoir en 1981, la part du nucléaire dans la production d’électricité du pays atteignait 37 %, avec une capacité installée de 21 600 MW et 29 800 MW supplémentaires en construction, y compris les premiers segments du nouveau type de réacteurs P4, chacun d’une puissance de 1300 MW. Le plan Messmer a permis la construction de 55 réacteurs nucléaires, qui auraient coûté 83 milliards d’euros en 2010, selon les estimations de la Cour des comptes française.
L’incohérence des sources, y compris ministérielles, concernant le nombre et le calendrier de construction des réacteurs nucléaires en France, résultant des divers plans, est assez amusante.
Le plan Messmer, lancé dans les années 70, prévoyait ambitieusement la construction de 170 réacteurs nucléaires d’ici l’an 2000. Le programme nucléaire français a cependant connu un ralentissement en raison de la surestimation de la demande en énergie, de l’opposition sociale croissante après des accidents nucléaires tels que Tchernobyl, de l’augmentation des coûts de construction et de maintenance des réacteurs due à des réglementations de sécurité plus strictes, des problèmes liés aux déchets radioactifs, ainsi que des changements politiques qui ont influencé les priorités énergétiques du pays. Ces facteurs, combinés aux pressions internationales pour limiter la prolifération des armes nucléaires et protéger l’environnement, ont contribué au ralentissement final du développement du programme nucléaire.
Électricité de France (EDF)
Entre les deux guerres, la France a natuellement connu un intérêt croissant pour le secteur de l’électricité, stimulé par une augmentation significative de la production d’énergie hydroélectrique. L’Union Électrique, une entreprise avec des actifs de 2 milliards de francs, a dominé le marché, ce qui a conduit à une concentration croissante dans le secteur. Cette situation, combinée à la nécessité de l’interconnexion électrique, a mis en évidence le besoin de réformes. Après la Seconde Guerre mondiale, le Conseil National de la Résistance (CNR), inspiré par des idées de nationalisation et de planification économique, a fortement soutenu la nationalisation des secteurs clés de l’économie, y compris l’énergie.
Électricité de France (EDF) a été fondée le 8 avril 1946, suite à la nationalisation d’une série de producteurs, de transporteurs et de distributeurs d’électricité en France. Cela faisait partie de l’initiative plus large de l’après-guerre visant à nationaliser les principales industries, y compris les chemins de fer, le transport aérien et l’énergie, afin de reconstruire l’économie du pays, d’assurer l’indépendance énergétique et l’accès universel à l’électricité. Initialement, le principal objectif d’EDF était de reconstruire et d’étendre l’infrastructure énergétique du pays, qui avait été gravement endommagée pendant la guerre. L’entreprise a investi dans un large éventail de sources d’énergie, y compris l’énergie hydraulique, qui a été un domaine d’intérêt important dans les premières années en raison des ressources hydrauliques abondantes de la France.
Cette initiative a rencontré un large soutien, dépassant les clivages politiques traditionnels. Il a été reconnu que l’énergie, en tant que bien public, ne devait pas rester entre les mains d’entreprises privées. La création d’Électricité de France (EDF) était donc le résultat d’un accord bipartisan, reflétant l’objectif commun de construire un secteur énergétique fort et unifié.
Au fur et à mesure que le secteur énergétique français se développait et s’étendait, Électricité de France (EDF) est passée d’une entreprise énergétique publique à un acteur dominant, non seulement dans la production mais aussi dans la distribution d’électricité en France. Cependant, avec l’évolution du contexte politique et économique, EDF a été contrainte d’effectuer des transformations organisationnelles. Ces processus incluaient la décentralisation de certaines fonctions, la mise en œuvre de nouveaux systèmes de gestion et de contrôle, ainsi que l’adaptation au marché européen et mondial de l’énergie. De plus, sous la pression de l’Union Européenne pour la libéralisation des marchés, EDF a dû faire face à la concurrence à la fois au sein du pays et sur la scène internationale. Cette évolution nécessitait une amélioration de l’efficacité opérationnelle, l’introduction d’innovations et la recherche de nouveaux modèles économiques pour permettre à l’entreprise de maintenir sa position de fournisseur d’énergie clé dans un secteur en pleine mutation.
La fin des politiques dirigistes de l’État français et les nouvelles contraintes politico-économiques imposées par l’Union Européenne n’ont pas été une bonne nouvelle pour EDF.
La Technocratie française
En France, après la Première Guerre mondiale, une idéologie technocratique a commencé à émerger, visant à organiser rationnellement l’économie et à construire un nouvel ordre social fondé sur les sciences et la technologie. La première expression significative de la technocratie française a été le rapport d’Étienne Clémentel de 1919, présenté à Georges Clemenceau, qui a jeté les bases de la gestion technocratique en France. Le développement de cette idéologie s’est accéléré dans les années 1930, avec la formation de groupes comme le Redressement français d’Ernest Mercier et X-Crise, fondé par un groupe de polytechniciens sous la direction de Jean Coutrot. Ces organisations ont promu l’abandon du libéralisme économique en faveur de la macroéconomie et de l’économétrie, cherchant à créer une économie planifiée et organisée par l’État. Le groupe X-Crise a eu une influence particulièrement importante sur la politique française, collaborant avec le gouvernement pendant la période du Front populaire et le régime de Vichy, ce qui s’est manifesté par le développement de la comptabilité nationale, l’établissement de normes comptables et la création du Commissariat au Plan.
Après la Seconde Guerre mondiale, la vision technocratique de la gestion de l’État, fondée sur la croyance dans le progrès scientifique et technologique comme moteur de développement, a continué de gagner en importance en France. Le programme d’énergie atomique civil était l’incarnation de cette vision, les décisions clés et la direction du développement du secteur nucléaire étant confiées à des experts et des spécialistes.
La Gestion des ressources
La France a développé un cycle de combustible industriel complet, comprenant l’extraction, l’enrichissement, la fabrication de combustible nucléaire, l’exploitation des réacteurs, ainsi que le traitement et le recyclage du combustible nucléaire usé. Cela permet une utilisation maximale de l’uranium disponible et réduit la quantité de déchets.
La France est leader dans la technologie du recyclage du combustible nucléaire. Elle utilise un processus appelé MOX (Mixed Oxide Fuel), qui permet de réutiliser le plutonium et l’uranium non utilisé provenant du combustible nucléaire usé pour produire un nouveau combustible. Grâce à cela, la France peut réduire sa dépendance vis-à-vis des nouvelles matières premières en uranium. Les installations de La Hague jouent un rôle crucial dans le traitement du combustible usé, la récupération des matériaux précieux et la minimisation des déchets.
Le Financement
Électricité de France (EDF) a financé ses réacteurs nucléaires par un mélange de financement public, de dette et de financement par capital. Le modèle de financement des projets nucléaires d’EDF a évolué au fil du temps, reflétant les changements tant dans l’industrie nucléaire que sur les marchés financiers mondiaux.
Au début, la construction des centrales nucléaires en France était largement soutenue par un financement public direct. Le gouvernement français a fourni à EDF des ressources financières importantes, permettant le développement rapide du programme nucléaire. À mesure que le programme nucléaire se développait, EDF a également commencé à s’appuyer davantage sur le financement par endettement. Cela incluait l’émission d’obligations et la contraction de prêts auprès de banques françaises et internationales. Le statut d’entreprise publique jouait un rôle clé dans la capacité de l’entreprise à obtenir des financements à des conditions avantageuses. Le soutien implicite du gouvernement réduisait le risque perçu par les prêteurs et les investisseurs, facilitant l’accès aux marchés de capitaux.
Bien qu’elle soit une propriété publique, EDF disposait d’une indépendance suffisante pour défendre ses propres intérêts, plutôt que de se soumettre au ministère des Finances. La réputation des ingénieurs-économistes qui dirigeaient EDF justifiait cette indépendance. Un groupe de technocrates, dont beaucoup avaient été formés à l’École Polytechnique, naviguait entre EDF et le Commissariat Général au Plan. Ces ingénieurs avaient une connaissance systémique de la reconstruction de la France après la guerre. Leur responsabilité s’étendait à la fois à la production et à la distribution d’électricité. Cela permettait de gérer la production et la consommation sous un même toit. S’ils pouvaient prévoir avec précision les schémas de consommation, ils pouvaient réduire les gaspillages et augmenter les revenus. Cela a permis de stabiliser financièrement EDF et de sécuriser le financement sur les marchés de capitaux.
Le développement nucléaire de la France a été financé pour moitié par les ressources internes d’EDF et pour moitié par les marchés de capitaux, où le soutien gouvernemental réduisait les coûts d’emprunt. Le contrôle des prix par EDF attirait les investisseurs grâce à une moindre incertitude sur les prix. La France, en utilisant des innovations dans les stratégies de financement public, a pu réaliser ses ambitions nucléaires, démontrant que des outils politiques appropriés peuvent influencer le comportement des consommateurs et permettre de mobiliser des investissements.