Introduction
La France semble ignorer deux faits qui se sont produits récemment : la réunification de l’Allemagne et l’émergence d’une Europe centrale indépendante.
Elle continue d’agir comme si elle n’avait pas besoin d’un contrepoids en bonne santé financière à l’Allemagne au sien de l’Union Européenne, comme si le couple franco-allemand avec la France en position de junior partner pouvait dans bien des cas se suffire à lui-même, comme si la Russie était encore une puissance politique et économique de premier plan pouvant aider la France dans sa quête d’indépendance vis-à-vis des États-Unis, et comme si l’Europe centrale était un désert politique.
Pire que cela, sa lecture du monde reste trop souvent rivée dans une realpolitik procédant des anciens empires européens (nous savons où celle-ci a conduit l’Allemagne et nous voyons où elle mène la Russie aujourd’hui). De ce fait, la France voit un monde multipolaire là où les anglo-saxons voient un ordre libéral international et peine à s’y adapter.
Les échecs les plus cuisants de la politique étrangère française des trente dernières années se trouvent en Europe : le désastre de la politique qui consistait à vouloir (avec acharnement) se faire de la Russie un partenaire et les relations détestables que la France entretient avec un certain nombre de pays de l’Union Européenne en Europe centrale. Cela ne créé les conditions adéquates ni pour l’autonomie stratégique, ni pour l’Europe-puissance, ni non plus pour une quelconque poursuite de la construction européenne.
La tradition géostratégique française en Europe centrale
Rappelons maintenant quelques éléments délaissés de la tradition géostratégique française, car ces problèmes sont consubstantiels aussi à un vaste trou de mémoire.
Tout au long des 17ème et 18ème siècle, le principal allié de la France à l’Est de ce qui s’apparentait alors à l’Allemagne était la Pologne. Les relations avec le grand-duché de Moscovie, en dehors de certaines alliances ponctuelles, étaient désastreuses. Ceci pour deux raisons :
- Les éternels intérêts antiprussiens et antiautrichiens de la monarchie française, auxquels la République des Deux Nations (Pologne-Lituanie) était le remède privilégié (Catherine II était une Allemande, ne l’oublions pas)
- L’arriération culturelle, économique, politique et sociale de la Russie
Le 19ème siècle ne fut pas beaucoup plus brillant sur le plan politique pour les relations franco-russes, entre l’éphémère traité de Tilsit et la guerre de Crimée. Les répressions brutales des insurrections polonaises par la Russie tsariste ainsi que les déportations de l’élite polonaise en Sibérie débouchaient sur le soutien de la France à la cause polonaise et sur la dégradation récurrente des relations Franco-Russes.
La France entretenait encore des liens forts avec la Pologne, malgré la disparition de celle-ci de la carte de l’Europe. L’ère napoléonienne en donna quelques exemples, à travers la création du grand-duché de Varsovie voire le fait que les troupes polonaises constituaient la meilleure cavalerie de l’empire – la charge des uhlans polonais lors de la bataille de Somosierra compte parmi les plus brillants faits d’armes de celui-ci. En outre, l’émigration politique et culturelle polonaise élisait systématiquement pour résidence Paris. Le cimetière du Père Lachaise compte ainsi environ 600 tombes polonaises, dont celle de Frédéric Chopin, qui est peut-être le meilleur représentant de l’amitié franco-polonaise.
Face à la francophilie de l’élite polonaise, la solution de la Russie fut une stratégie de sape. L’élite russe d’une part apprit le français, d’autre part déporta et massacra l’élite polonaise, tout comme le coucou jette l’œuf contenu dans le nid qu’il s’adjuge. Cette stratégie aboutit avec succès à l’entente de 1891.
La France eut cependant du mal à s’y tromper. Observons qu’il existe plusieurs sortes d’alliés, comme il existe plusieurs sortes d’ennemis. Il y a les alliés de circonstance, comme la Russie, dont les alliances avec la France ont toujours été fragiles voire contraintes, et il y a les alliés naturels, qui comme la Pologne perdurent en dépit des désastres, à l’image des constantes de la géographie (« la Grande-Bretagne est une île entourée d’eau de toutes parts »…).
Pour mesurer l’importance capitale de l’alliance franco-polonaise et d’une manière générale de l’Europe centrale dans notre pensée stratégique nationale, revenons aux sources de la géostratégie française au XXème siècle, exprimées sous la plume de nul autre que le général De Gaulle. Celui-ci prononça en 1919 à Varsovie une conférence intitulée « L’Alliance Franco-Polonaise », dont le texte est tout aussi oublié que redoutable pour les intérêts « russo-allemands » (car c’est ainsi qu’il concevait la chose). Pour De Gaulle, il était impossible de dissocier le problème allemand du problème russe : il considérait l’Allemagne et la Russie comme des alliés naturels. Cette alliance naturelle de la Russie et de l’Allemagne, il en voyait la clé de voûte dans leur intérêt commun à opprimer les autres nations d’Europe centrale. Tirant les leçons de la grande erreur de Napoléon III, celui qui n’était alors que le capitaine De Gaulle – mais qui déjà n’avait pas besoin d’un poste de pouvoir pour avoir raison – aperçut que la domination conjointe de l’Allemagne et de la Russie sur l’Europe centrale constituait un danger de premier plan pour la France, car elle conférait à l’Allemagne des proportions qui ne pouvaient déboucher pour elle que sur la domination du continent, en mettant la France à sa merci. Dominer le cœur du continent Européen – son heartland – c’est dominer l’Europe. De Gaulle ne voulait pas de cela pour l’Allemagne en 1919, ne le voulut jamais jusqu’à sa mort, et ne le voudrait certainement pas aujourd’hui.
La portée de ce texte – autant que la taille de notre trou de mémoire – est telle qu’on ne peut le citer autrement que sans parcimonie :
« Dans la France [du XVIIIème siècle] comme dans la France de toujours, le parti était nombreux des hommes politiques qui refusaient, par système, toute intervention à l’extérieur des frontières. C’est l’influence de ce parti qui au XVIIIème siècle nous fit perdre le Canada et les Indes et qui nous fit refuser à la Pologne mourante tout secours sérieux. […] La France a durement payé ses négligences à l’égard de la Pologne. Elle sait aujourd’hui combien lui a coûté par la suite d’avoir laissé Berlin et Vienne détruire entre l’Europe centrale et l’Europe orientale ce contrepoids naturel au germanisme. »
« Nous voulons une Pologne forte, d’abord parce que c’est la solution de la justice. Cet État était puissant à l’époque où la rapacité de ses voisins l’a démembré, et sa puissance, il ne l’a employée en somme que contre les ennemis de la civilisation européenne, méritant ainsi de la conserver. Et puis, c’est notre intérêt national le plus évident que la force polonaise soit redoutable. L’Allemagne est battue. Mais déjà elle se redresse au fur et à mesure que s’éloignent du Rhin les armées de nos alliés anglo-saxons. D’ailleurs, il faut tout prévoir : qui nous garantit l’alliance éternelle et surtout immédiatement efficace de l’Angleterre et de l’Amérique ? Pour surveiller l’Allemagne sournoisement résolue à sa revanche, pour lui en imposer et, le cas échéant, pour la réduire encore une fois, il nous faut un allié continental sur lequel nous puissions compter en tous temps. La Pologne sera cet allié. Chaque pas en avant du germanisme vers l’Ouest est une menace pour elle, chaque avantage prussien obtenu vers l’Est est un danger pour nous. »
« Le bolchevisme ne durera pas éternellement en Russie. Un jour viendra, c’est fatal, où l’ordre s’y rétablira et où la Russie, reconstituant ses forces, regardera de nouveau autour d’elle. Ce jour-là, elle se verra telle que la paix va la laisser, c’est-à-dire privée de l’Estonie, de la Livonie, de la Courlande, de la Finlande, de la Pologne, de la Lithuanie, de la Bessarabie, peut-être de l’Ukraine, réduite en un mot aux limites de l’ancienne Moscovie. S’en contentera-t-elle ? Nous n’en croyons rien. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on reverra la Russie reprendre sa marche vers l’Ouest et vers le Sud-Ouest […]. De quel côté la Russie recherchera-t-elle un concours pour reprendre l’œuvre de Pierre le Grand et de Catherine II ? Ne le disons pas trop haut, mais sachons-le et pensons-y : c’est du côté de l’Allemagne que fatalement elle tournera ses espérances. »
« Je m’estimerai très heureux, si je puis raffermir dans votre esprit la conviction qu’en servant ici, nous servons par excellence un intérêt national. […] Chacun de nos efforts en Pologne, Messieurs, c’est un peu plus de gloire pour la France éternelle ».
Un siècle plus tard, ce texte résonne étrangement avec l’actualité.
Voici la logique de la politique française en Europe centrale telle que déduite du traité de Versailles. Ce traité, renforcé ensuite par l’alliance franco-polonaise de 1921, garantissait la sécurité de la France, tout comme les traités de Westphalie au XVIIème siècle (cette inopportune humiliation des Habsbourg causée par le dangereux Richelieu et le fourbe Mazarin…). La France apportait son soutien politique et militaire à la Pologne, et la Pologne lui garantissait de juteuses concessions économiques en échange, selon un système comparable au pétrodollar.
Ce système s’effondra malheureusement lors de la signature par la France des traités de Locarno en 1925, en raison de l’absence de résistance que la France opposa aux pressions anglo-américaines visant à normaliser ses relations avec l’Allemagne. La France abandonna son architecture de sécurité européenne, perdit sa crédibilité en Europe centrale et par voie de conséquence abdiqua son statut de grande puissance. Nous savons où cela nous mena – collectivement. L’erreur des Anglo-Saxons de vouloir garder de bonnes relations avec l’Allemagne aux dépens de la France aura donc empoisonné l’Europe continentale pendant plus d’un siècle.
La politique de la France en Europe centrale
La configuration de la carte de l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale fit que la France (tout autant que De Gaulle) perdit de vue à la fois le problème allemand, qu’on pouvait alors estimer résolu, ainsi que l’alliance polonaise, qu’on pouvait juger impossible (d’autant plus qu’une partie de l’élite polonaise avait était décimée par les efforts conjoints des nazis et des soviétiques, notamment 23 000 officiers exterminés à Katyń par ces derniers). Avec une Allemagne coupée en deux et occupée, une Pologne aux mains de Moscou et la France prise dans l’affrontement de deux blocs, l’Europe centrale en grande partie rasée par la Seconde Guerre mondiale disparut de l’échiquier géopolitique français.
Dans ce contexte, la volonté « d’indépendance » vis-à-vis des États-Unis prit le pas sur tous les autres soucis géostratégiques de la France et put la conduire à adoucir ses rapports avec l’URSS. C’est ce qui conduisit le général à parler de « protectorat américain installé en Europe sous le couvert de l’OTAN » et à sortir en 1966 du commandement intégré de l’OTAN en déclarant que « la volonté de la France de disposer d’elle-même est incompatible avec une organisation de défense dans laquelle elle est subordonnée ».
Tout en s’engageant solidement aux côtés des États-Unis, la France développa une sensibilité anti-américaine, encore renforcée non seulement par l’humiliation de la crise de Suez et ses intérêts coloniaux, mais aussi par la puissance du parti communiste français. Les États-Unis ne trouvaient donc entièrement grâce aux yeux d’aucun des partis politiques français au temps de la Guerre Froide et à partir des années 80 s’ajouta à cela le rejet général par la France des politiques néo-libérales anglo-saxonnes.
La France a eu et a toujours du mal à se détacher de la conception de la Russie comme contrepoids aux États-Unis, se cramponnant à ce qu’elle prend pour du sacro-saint gaullisme, alors qu’il ne s’agissait que d’une variation sur le thème de la politique de grandeur.
Les sentiments anti-américains de la France restent forts. Parmi les causes de cette situation, citons les suivantes :
– La France conçoit le néo-libéralisme comme une menace pour son modèle économique paternaliste, ce qui est encore exacerbé par l’optimisation fiscale agressive des entreprises américaines qui paient leurs impôts en Irlande sur des profits réalisés dans le reste du marché commun (ce qui concerne environ 70% de ces profits).
– La politique pro-arabe de la France. Le plus bel exemple en a été fourni par le discours de Dominique de Villepin au Conseil de Sécurité de l’ONU en 2003 et le refus de la France de participer à la guerre d’Irak.
– L’erreur d’analyse à la mode en France et qui consiste à penser que les États-Unis sont durablement affaiblis dans un monde devenu « multipolaire », produit de la doctrine Primakov, établie pendant la convergence franco-russe de la fin des années 1990. Notre monde comporte effectivement plusieurs pôles, mais un pôle domine. Penser qu’il existe une sorte d’égalité de puissance entre les États-Unis, l’Union Européenne et la Chine est une erreur, surtout lorsqu’on oublie au passage l’ordre libéral international. Cette erreur a conduit Emmanuel Macron, dans la droite ligne de ses prédécesseurs, à définir la France comme « une puissance d’équilibre au service de la paix et de la sécurité » et à la diriger comme une sorte de banque diplomatique. C’est à peine un bon slogan pour vendre des armes à l’autre bout de la planète, comme résumé d’une stratégie ça laisse dubitatif.
– Des crises diplomatiques ponctuelles mais récurrentes telles que la rupture en octobre 2021 par l’Australie du contrat de livraison de sous-marins qu’elle avait signé avec la France en 2016 pour 56 milliards d’euros, au profit d’un nouveau contrat américano-anglais.
– Dans la continuité de sa politique étrangère pendant la guerre froide, la France se méfie d’une Europe centrale ouvertement pro-américaine. La participation de la Pologne, de la Roumanie, de la République Tchèque, de la Bulgarie, de la Lettonie et de l’Estonie à la guerre d’Irak a été très mal vue par Paris. Le fait que ces pays achètent majoritairement leur équipement militaire aux États-Unis est une cause constante de l’irritation de la France à leur égard. Seulement il faut bien comprendre les fonds structurels européens n’ont rien d’une aumône et que le marché commun profite autant à la France qu’aux nations d’Europe centrale. La Pologne ne concurrence aucunement la France dans les secteurs de pointe, les investissements français sont générateurs de dividendes juteux, et les composants électroniques polonais valent mieux que ceux qui viennent de Chine.
– Les difficultés de la France à s’internationaliser, à s’adapter à la fluidité du monde anglo-saxon, à influencer la gouvernance mondiale et à participer à la définition des normes internationales.
Les autres raisons qui peuvent favoriser la Russie en France sont principalement la corruption et les relais d’influence de la Russie. Car comment se fait-il qu’un ancien premier ministre français puisse siéger au conseil d’administration d’une entreprise russe ? En outre, la Russie dispose par exemple, en dehors d’associations telle que Dialogue Franco-Russe dirigée par le député Thierry Mariani, de deux médias en France : Russia Today et Sputnik News.
Quant aux rapports économiques entre la France et la Russie, ils sont risibles par rapport à ceux que la France entretient avec l’Europe centrale et ne sont en rien un argument pour entretenir de bonnes relations avec la Russie. À titre d’exemple, la valeur totale (biens et services) des flux du commerce entre la France et l’Europe centrale (Pologne, Roumanie, République Tchèque, Roumanie, Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Ukraine, Bulgarie, Lituanie, Croatie, Estonie et Lettonie) atteignait 80 milliards de dollars en 2019, tandis que celle entre la France et la Russie n’était que de 16 milliards de dollars. Pour prolonger la comparaison, la valeur des échanges avec l’Italie, deuxième partenaire commercial de la France après l’Allemagne (173 milliards), était de 91 milliards, celle avec les États-Unis de 90 milliards, avec la Chine de 83 milliards, avec l’Espagne de 82 milliards et avec le Royaume-Uni de 63 milliards… Même pour ce qui est du gaz, la France n’importe qu’environ 20% de son gaz de Russie et peut le substituer sans aucune difficulté. La condescendance de l’Élysée envers l’Europe centrale, en comparaison avec son acharnement à soigner ses relations avec la Russie, apparaît d’autant plus absurde.
En outre, la très modeste présence de la France sur le flanc Est de l’OTAN est incompréhensible en comparaison avec les efforts qu’elle déploie en Afrique. Deux chiffres suffisent pour s’en convaincre : l’opération Barkhane a coûté à la France plus d’un milliard de dollars en 2020, tandis que la valeur totale de son commerce avec les pays africains où elle était présente militairement s’élevait à près de 7 milliards de dollars (dont 4,5 milliards d’exportations). Qu’est-ce qui peut justifier une disproportion pareille ? Une difficulté à mettre à jour sa pensée géostratégique et à rompre avec une certaine manière de concevoir le monde.
La politique qui consistait à considérer la Russie comme un partenaire est quoi qu’il en soit un échec. Depuis 2013 la France défait progressivement tous ses liens avec la Russie, mais malheureusement sous la contrainte et la stupeur, non de sa propre initiative stratégique. Ceci tout en négligeant le contact avec l’Europe centrale et en ne consultant jamais les gouvernements d’Europe centrale avant de négocier avec la Russie. La France entretient donc de mauvaises relations autant avec la Russie qu’avec la Pologne. Emmanuel Macron a reçu Valdimir Poutine à Versailles seulement trois semaines après son élection et n’a rencontré le Premier Ministre polonais Mateusz Morawiecki pour la première fois pour un entretien bilatéral que 8 mois après, dans une cave du Parlement Européen. Pour ne rien arranger, le fait de traiter Morawiecki d’antisémite (en dépit de ses origines juives) conduit à s’interroger sur la capacité du Président Macron à formuler des raisonnements géopolitiques au moins aussi logiques que ceux de Donald Trump. Ceci d’autant plus si c’est pour déclarer au même moment que Vladimir Poutine « n’est pas un dictateur » et que « l’insulter » ne ferait pas avancer les négociations…
Emmanuel Macron avait voulu une « Europe-puissance » «de Lisbonne à Vladivostok », « autonome stratégiquement », sans prendre en compte les enjeux de sécurité de l’Europe centrale. Nous voyons aujourd’hui où cela l’a mené.
Réorienter la politique étrangère de la France
Renforcer ses liens avec l’Europe centrale permettrait à la France d’obtenir un contrepoids utile à l’Allemagne et de renforcer sa position vis-à-vis des États-Unis, car ceux-ci ont besoin la France. Ils en ont besoin pour :
– soutenir les sanctions contre la Russie et aider l’Ukraine à gagner la guerre
– appuyer davantage la sécurité européenne dans le cadre de l’OTAN, et non dans la perspective de conceptions aberrantes telles qu’une autonomie stratégique de Lisbonne à Vladivostok…
– soutenir leur lutte contre la Chine en Europe, face à une Allemagne rétive
– contenir d’une manière générale l’influence néfaste du mercantilisme allemand sur le commerce mondial
Sans un engagement fort de la France, ils n’y arriveront qu’à bouts de bras ; sans aucun engagement de la France, ils n’y arriveront pas. Les États-Unis ont eux aussi besoin d’une Europe qui fonctionne sans qu’ils aient besoin de s’y engager fortement, c’est la clé de leur réorientation stratégique vers l’Asie.
Ou la France s’imposera comme un partenaire fiable et respecté des États-Unis, ou elle s’exposera à un isolement croissant sur la scène internationale, et elle exposera l’ensemble de l’Occident à la menace chinoise. À faire semblant de faire les intérêts de tous pour faire les siens, on finit par ne faire les intérêts que de ses adversaires.
La politique française en Europe centrale est d’autant plus aberrante qu’il existe une sorte de déconnexion entre le comportement de la classe politique française vis-à-vis de l’Europe centrale et l’attitude des entreprises françaises envers la région. Les États-Unis ont très bien saisi l’intérêt politique de l’Europe centrale malgré assez peu d’investissements et une présence économique relativement modeste. L’alignement politique néfaste de la France l’empêche de tirer profit de sa présence économique. À titre d’exemple, la valeur cumulée des IDE français en Pologne atteignait 5 milliards d’euros en 2020, juste derrière les IDE allemands (7,5 milliards).
L’Europe centrale pourrait cependant fournir à la France les contrats dont elle a besoin pour relancer son économie, c’est le réservoir de croissance qui lui manque. Le potentiel est considérable : contrats d’armement, contrats énergétiques (nucléaire), commandes aéronautiques, infrastructure… Tous les produits et services de pointe de la France peuvent contribuer au développement de l’Europe centrale, car celle-ci a besoin de la France, et ce d’autant plus qu’il lui faut gagner son indépendance économique vis-à-vis des chaînes de productions allemandes.
La région, peuplée de 120 millions d’habitants, ayant connu un développement inégalé pendant les 30 dernières années et dotée d’un potentiel gigantesque, connaît malgré tout encore de nombreuses difficultés structurelles. Ces difficultés, elle les surmontera sans la France si celle-ci ne réagit pas. L’Europe centrale a un déficit d’infrastructure d’environ 1,5 trillion de dollars. Il est incompréhensible que la France n’ait pas décidé de participer, contrairement à l’Allemagne et aux États-Unis, à l’Initiatives des Trois Mers, destinée à transformer la région.
Les progrès qui ont été faits sur les plans du savoir-faire, des compétences et de l’organisation depuis 30 ans sont considérables, mais le potentiel restant l’est tout autant. L’Europe centrale a encore beaucoup à apprendre de la France. Il n’est que de regarder les livres comptables polonais pour s’en apercevoir. Ils sont souvent désordonnés ; le résultat est une myriade de petites entreprises, avec des difficultés à faire émerger des structures plus vastes.
Conclusion
Le meilleur allié de la France n’a jamais été ni la Russie, ni l’Allemagne, ni l’Angleterre (ni non plus les annexes de celle-ci), mais la Pologne. C’est un fait historique.
La France a le choix entre :
– continuer à se concevoir comme une puissance mondiale sans ancrage européen véritable, tomber dans l’insignifiance et être la risée de la scène diplomatique mondiale
– devenir une puissance régionale forte et respectée, ce qu’elle n’est qu’à moitié en l’état actuel des choses
Contenir ce qu’il y a entre le Rhin et les Sudètes aura été la priorité de la politique étrangère française pendant près de 1000 ans. La puissance de la France dans le monde, c’est d’abord sa puissance en Europe. La France n’était forte que lorsque la Pologne l’était aussi, l’éclipse de la Pologne a été un désastre pour la France. Ces derniers temps, la politique française vis-à-vis de la Russie aura été en réalité celle de l’Allemagne. Si nous ne nous réveillons pas et ne portons pas les intérêts de la France là où ils doivent se trouver, c’est-à-dire à Paris et non à Berlin ni à Moscou, le peuple français rebattra les cartes à sa manière (pas nécéssairement la meilleure) : 60% des Français ont voté pour des partis politiques anti-européens lors des dernières élections présidentielles, outre le fait qu’Emmanuel Macron n’a pas obtenu de majorité pour diriger le pays. Rappelons que le Traité de Lisbonne a été une manière de forcer les Français à accepter la constitutin européenne qu’ils avaient rejetée. Étrange idée. Du reste, ce qui semble être une inexorable perte de contrôle de l’élite politique et économique française sur son pays est peut-être le symptôme le plus évident de ses difficultés à mettre à jour sa réflexion stratégique.